J’avais l’impression de les voir pour la première fois. Jamais avant ce soir, je n’avais vraiment pris le temps de les observer, de les comprendre. C’était étrange. Nous mangions comme à notre habitude, et comme à notre habitude, en ne nous écoutons qu’à moitié. Rien d’extraordinaire, la vie quotidienne.
Soudain, il fut question d’une connaissance de la famille, assez éloignée, dont je me souviens mal d’ailleurs… Ma sœur, entre deux réflexions, nous annonçait que cet ami avait perdu son frère. Un accident de voiture. Je n’ai d’abord pas prêté une attention particulière à ces propos puis, tout à coup, tout s’est embrouille dans ma tête : je ne sais pas très bien ce qui m’est arrivé mais j’ai senti une forte émotion envahir mon être. Je n’entendais plus ce qui se disait autour de moi, j’étais comme dans une bulle, loin des êtres, du bruit et de mes habitudes.
Mon regard s’est fixé (pour la première fois avec cette intensité) sur elle, sur lui, assis devant moi. Ils mangeaient et discutaient. Il me semblait que c’était la première fois que je regardais vraiment…ma mère, mon père. J’avais toujours su qu’ils étaient là,que, bien sur, au fond, ils m’aimaient et que je pouvais compter sur eux. C’était l’évidence, même si, dans le secret de mon cœur, j’ai pu parfois les juger et les critiquer : je me disais « ils ne comprennent pas, ils n’écoutent qu’eux-mêmes, ils ne font pas ce qu’ils disent… » Combien de fois, me suis-je plaint silencieusement d’une colère de mon père, d’un entêtement de ma mère ? Combien de fois, de mon côté, ai-je trompé leurs attentes ou trahi leur confiance ? Combien de fois ai-je menti, combien de fois ai-je été arrogant et négligent ? Persuadé qu’avec les habitudes de leur temps, ils ne pouvaient comprendre mon époque, mes envies, mes désirs… Ma mère au fond était une mère, comme toutes les autres mères, qui protège, éduque et console. Mon père au fond était un père, comme tous les pères, qui protège, éduque et limite. Son affection était un cadeau commun, normal.
Mon regard changeait. Nous étions à table et soudain mes yeux dévisageaient ma mère, mon père. Ils étaient là avec moi, et pendant des années, je ne m’en étais plus aperçu. Leur présence était commune, normale. L’évocation d’un accident a soudain bouleversé mon cœur. C’était comme une révélation : je comprenais enfin que le fait de n’avoir jamais imaginé leur absence, m’avait depuis des années, fait négliger leur présence. Mille images et mille paroles me revenaient en mémoire : « Accompagne-les sur la terre de la meilleure des façons », « Abaisse sur eux l’aile de la tendresse », « Dis : ô Dieu sois miséricordieux à leur égard comme ils m’ont élevé alors que j’étais jeune enfant », « Le Paradis est au pied des mamans »… C’etait de ma mère et de mon père dont Dieu et Son Prophète (saws) me parlaient avec insistance. Après Dieu et Son Envoyé, c’était à eux que je devais offrir mon cœur et mon attention : « Dieu vous a prescrit que vous n’adoriez que Lui, et que vous soyez bienveillants envers vos deux parents. »
Étais-je donc inconscient ? Que de temps passé à leur côté sans les voir, sans les écouter vraiment, sans entendre leur cœur, leur besoin, leurs attentes…n’est-ce pas cela la bienveillance, la tendresse, l’amour ? J’avais toujours su que je pouvais, d’une façon ou d’une autre, compter sur eux… Mais pouvaient-ils savoir, eux, qu’ils pouvaient compter sur moi ? Le pouvaient-ils vraiment, au fond ? J’avais soudain envie de pleurer, de changer de vie, de comportement …de leur dire mon estime et mon affection. J’avais compris, enfin compris, que le souffle de mon amour pour eux était une dimension de mon amour pour Dieu. Je voulais le leur dire, je voulais qu’ils m’entendent. La vie est si fragile. Ma mère. Mon père. Avant qu’il ne soit trop tard…
Ma mère m’observait depuis quelques secondes. Nos yeux se croisèrent mais elle ne me posa pas de questions. Comprenait-elle ? Je me tournai vers mon père, il esquissa un sourire et ne dit mot. Comprenait-il ? J’avais envie de leur transmettre l’intensité et la chaleur de cet instant. Pour la première fois, mes yeux leur disaient « je vous aime » et mon cœur comprenait leur présence. Au cœur de ce silence, si proche d’eux, j’eus envie de me confier à Dieu comme pour réaliser l’une des trois bénédictions offertes à l’être humain : un enfant qui prie pour sa mère et pour son père ici-bas et dans l’au-delà.
Dans la proximité de Dieu, on apprend que tout s’apprend…et même à aimer ses parents. Être attentif, les accompagner, les servir. Prier pour eux quand ils sont là, prier pour eux quand le temps est passé et se souvenir que Dieu nous voit et nous entend, pour l’éternité. Son Amour protège les cœurs qui jamais n’oublient leurs parents : présents ou absents, morts ou vivants. Quotidiennement. Une pensée pour eux est une prière pour Lui et leur amour est proche de Son paradis.
Tariq Ramadan – Entre l’Homme et son cœur
Editions Tawhid
2 Comments
Une bien belle vérité merci
ils {ma mère, mon père} me manquent…
:'( une larme en lisant cet article !